A quoi sert la recherche fondamentale ?
par C.H. Llewellyn Smith,
ancien Directeur général du CERN
Il y a un peu plus de 200 ans, au début de l'année 1782, le physicien et philosophe allemand Christof Lichtenberg écrivait dans son journal:
« Inventer un remède infaillible contre le mal de dents, qui le ferait disparaître en un instant, aurait autant – sinon plus – de valeur que la découverte d'une nouvelle planète... mais je ne conçois pas de commencer le journal de cette année avec autre un sujet que l'annonce de l'existence de la nouvelle planète. »
Il voulait parler de la planète Uranus, découverte en 1781. La question soulevée implicitement par Lichtenberg, à savoir celle de l'importance relative de la quête de solutions techniques à des problèmes particuliers et de la recherche de nouvelles connaissances fondamentales, est encore plus pertinente aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a 200 ans.
Dans ce texte je soutiendrai que la recherche de connaissances, motivée par la curiosité, est aussi utile que la quête de solutions à des problèmes particuliers.Si nous disposons aujourd'hui d'ordinateurs conviviaux que nous ne possédions pas il y a 100 ans, ce n'est pas parce que, entre temps, nous avons découvert l'utilité des ordinateurs. C'est grâce aux découvertes en physique fondamentale, qui sous- tendent l'électronique moderne, aux développements en logique mathématique, et au besoin qu'avaient les atomiciens des années 30 de compter des particules.
Je citerai de nombreux exemples illustrant l'importance pratique et économique de la recherche fondamentale. On peut certes se demander pourquoi celle-ci, guidée par la curiosité, doit être financée par des fonds publics plutôt que privés. La raison est que certaines branches de la science apportent des résultats d’intérêt général et ont de ce fait des retombées économiques que ne peut s'approprier une entreprise ou un individu pour un produit particulier. Pour l’essentiel, la recherche pure est donc financée par des personnes ou des organisations pour lesquelles ses résultats ne présentent pas d’intérêt commercial, et il est capital qu’elle le reste pour les avancées futures.
Il serait certainement naïf, voire faux, de corréler systématiquement science pure et retombées générales d’une part, et sciences appliquées et retombées spécifiques de l’autre. Il reste qu'une part importante des bénéfices de la recherche appliquée revient à ceux qui l'entreprennent. En outre, lorsque des retombées économiques peuvent être clairement anticipées, le secteur privé, motivé par le profit, est généralement mieux placé pour se lancer dans la recherche et le développement. Il s'ensuit qu'une politique consistant à réorienter les ressources publiques destinées à la recherche scientifique pure vers la recherche appliquée priverait la première de fonds que seul le secteur public peut investir, pour les affecter à des domaines où le secteur privé est généralement mieux placé pour réussir.
La deuxième partie de cet article contient quelques remarques générales sur la différence entre science fondamentale et science appliquée. La troisième partie décrit les bénéfices de la science fondamentale. Dans la quatrième partie, est développé le point de vue qui vient d'être résumé : il incombe en particulier aux gouvernements de financer la science fondamentale, considérée comme un « bien public ». Enfin, j’aborderai deux questions beaucoup plus difficiles, dans les parties 5 et 6 :
Si les entreprises peuvent laisser les gouvernements financer la science fondamentale, pourquoi certains d'entre eux peuvent-ils pas se désengager et laisser cette responsabilité à d'autres, comme l'a fait le Japon, avec beaucoup de succès selon certains ?
Comment les gouvernements doivent-ils choisir les projets qu'ils vont soutenir, et le montant de leur contribution ?