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A quoi sert la recherche fondamentale ?
Les bénéfices de la science fondamentale

par C.H. Llewellyn Smith,
ancien Directeur général du CERN

On peut distinguer quatre catégories de retombées, qui seront examinées tour à tour ci-après :

Les retombées culturelles

Nos vies ont été enrichies, nos horizons élargis, par la connaissance du système héliocentrique, du code génétique, du fonctionnement du Soleil, de l’origine du bleu du ciel et de l'expansion de l'Univers. C'est ce qu'a illustré avec élégance, et une certaine arrogance, Bob Wilson, le premier directeur du Laboratoire Fermi (grand laboratoire d'accélérateurs et de physique des particules près de Chicago) en répondant à une question d'un comité du Congrès -« Quelle sera la contribution de votre laboratoire à la défense des Etats-Unis ? », -« Aucune, si ce n'est que, grâce à lui, cela vaudra la peine de défendre ce pays ». Il est cependant rare que les scientifiques avancent des arguments culturels ; un phénomène très ancien dont témoigne ce dialogue de La République de Platon :

Socrate: Et maintenant l'astronomie sera-t-elle la troisième science ? Que t'en semble ?
Glaucon: C'est mon avis ; car savoir aisément reconnaître le moment du mois et de l'année où l'on se trouve est chose qui intéresse non seulement l'art du laboureur et l'art du pilote, mais encore, et non moins, celui du général.
Socrate: Tu m'amuses; en effet, tu sembles craindre que le vulgaire ne te reproche de prescrire des études inutiles.

J’estime que les scientifiques devraient davantage faire valoir leurs contributions à la culture, qui justifient largement les dépenses publiques pour la physique des particules. La mondialisation de cette physique des particules y contribue, et la plupart des gens acceptent l’idée que l'humanité doit continuer à étendre ses connaissances, et qu'elle a les moyens de le faire. Pour justifier la physique des particules, bien plus que ses retombées techniques et technologiques, comme le World Wide Web, inventé au CERN, j’aimerais mettre en avant ses contributions au savoir. De fait, le grand public trouve généralement l'argument culturel au moins aussi convaincant, sinon davantage, que celui des retombées techniques, qui risquent d’ailleurs de ne pas résister à une analyse détaillée.

Les retombées économiques et pratiques

L’investissement dans la science fondamentale a souvent des retombées économiques ou pratiques majeures, hautement profitables et facilement amorties. Casimir, théoricien renommé, ancien directeur de la recherche chez Philips, en a donné une magnifique série d'exemples (ref. 9):

« J'ai ouï dire que le rôle de la recherche académique dans l'innovation était minime. C'est peut-être l'absurdité la plus patente qu'il m'ait été donné d'entendre.

On peut certes se demander si les circuits informatiques de base auraient pu être créés par des personnes cherchant à construire des ordinateurs. Le fait est qu'ils ont été découverts dans les années 30 par des physiciens occupés à compter des particules nucléaires, parce qu'ils s'intéressaient à la physique nucléaire.

Peut-être l'énergie nucléaire aurait-elle pu voir le jour dans le cadre de recherches de nouvelles sources d'énergie. Peut-être la nécessité de trouver de nouvelles sources d'énergie aurait-elle conduit à la découverte du noyau. Peut-être, mais tel ne fut pas le cas.

Peut-être l'industrie électronique aurait-elle pu exister sans qu'auparavant Thomson et Lorentz ne découvrent l'électron. Encore une fois, les choses se sont passées différemment.

Peut-être les bobines d'induction des véhicules à moteur auraient-elles pu être fabriquées par des entreprises cherchant à motoriser le transport. Les lois de l'induction ont cependant été trouvées par Faraday de nombreuses décennies auparavant.

On peut se demander si, dans un souci de mettre au point de meilleurs moyens de communications, on aurait pu mettre au jour les ondes électromagnétiques. Ce n'est pas le cas : elles ont été découvertes par Hertz, qui mettait en avant la beauté de la physique et basait ses travaux sur les considérations théoriques de Maxwell. Je ne pense pas qu'il existe un seul exemple d'innovation du XXe siècle qui ne soit pas ainsi redevable à la pensée scientifique fondamentale. »

Les exemples cités par Casimir ont plusieurs points communs :

  • les applications des nouvelles connaissances ont été très profitables ;
  • elles étaient totalement imprévues au moment des découvertes qui sont à leur origine ;
  • un long laps de temps s’est écoulé entre les découvertes fondamentales et leur exploitation ;
  • les découvreurs ne se sont, en général, pas enrichis.

Nous reviendrons plus loin sur quelques conséquences de ces constatations.

Certains ont cherché à quantifier les énormes profits dus à la recherche fondamentale, notamment par les trois études décrites ci-dessous :

Une étude récente de la NSF (fondation nationale américaine pour la science) a permis de constater que 73% des documents cités dans les brevets industriels ont été publiés en tant que textes de "science publique" ; il s’agit en fait, dans leur immense majorité, d’articles de recherche fondamentale rédigés par des chercheurs universitaires de premier plan et des laboratoires d'Etat.

(1) Dans le premier article que j'ai écrit sur ce sujet , avec le célèbre économiste John Kay, nous estimions - sur la base de l'hypothèse prudente que, sans l'électricité, le revenu national actuel serait au moins inférieur de 5% à ce qu'il est – que si Faraday, Maxwell et les autres avaient pu mettre au point l’électricité un an plus tôt, l'économie du Royaume-Uni aurait gagné au moins 20 milliards de livres sterling (en 1985), soit environ 40 milliards aujourd'hui. Cet exemple est devenu par la suite un argument de choc de Mme Thatcher, qui aimait à dire que la valeur des travaux de Faraday était supérieure à celle de la bourse britannique.

Une étude de Mansfield (ref.10) datant de 1991, abondamment citée, visait à montrer que l'investissement public dans la science fondamentale engendre un retour de 28%. Ce résultat était déduit d'un échantillon de 75 grandes entreprises américaines dans sept secteurs de l'industrie manufacturière (traitement de l'information, équipements électriques, chimie, outils, pharmacie, métallurgie et pétrole). Il obtint des informations, auprès des responsables de la R&D de ces entreprises sur la proportion des nouveaux produits et procédés commercialisés entre 1975 et 1985 qui, selon eux, n'auraient pu être développés (du moins non sans un retard considérable) en l'absence d'une recherche académique effectuée dans les quinze années précédant l'innovation. Le travail de Mansfield démontre clairement l'existence d’importants bénéfices, mais son analyse repose sur un grand nombre d'hypothèses et le chiffre qu'il avance doit être appréhendé avec beaucoup de circonspection. En effet, étant donné le caractère fortement non linéaire du lien entre la recherche et le produit final, il est clair qu'une estimation quantitative est fondamentalement impossible.

On dit parfois que ces exemples sont convaincants, mais qu'on ne saurait attendre un bénéfice majeur de sciences ésotériques telles que la physique des particules. En fait, les recherches citées par Casimir étaient tenues pour tout aussi ésotériques en leur temps. Ce type d'arguments a priori est infirmé par l'utilisation récente de la théorie des nombres en cryptologie, qui aurait été considérée, il y a 20 ans à peine, comme l'une des moins "applicables" des branches des mathématiques.

Il est vrai qu'à ce jour, les découvertes en physique des particules n'ont trouvé aucune application directe mais, dans certains cas, il s'en est fallu de peu. Par exemple, si le muon (une particule instable découverte dans les années 40) avait une durée de vie un peu plus longue avant de se désintégrer, il pourrait être utilisé pour catalyser la fusion nucléaire, ce qui produirait une quantité d'énergie phénoménale. Or la découverte de particules chargées à longue durée de vie qui catalyseraient la fusion n'est pas inimaginable. De même, certaines théories de "grande unification" des forces connues prédisent l'existence de monopôles qui pourraient être utilisés pour catalyser la désintégration du proton, fournissant par là une source d'énergie illimitée.

La mise en application des connaissances apportées par la physique des particules n'est donc pas inconcevable, même si elle est peu probable. Ce qui est certain en revanche, c'est qu'il est impossible d'exploiter des lois et des propriétés de la nature qui n'ont pas été découvertes.

Les retombées industrielles

Par retombées, j'entends les appareils et les techniques mis au point aux fins de la recherche fondamentale mais qui se révèlent avoir d'autres usages. Voici quelques exemples tirés de la physique des particules (beaucoup pourraient aussi bien être portés au crédit de la physique nucléaire, à partir de laquelle la physique des particules s'est développée) :

Accelerateurs (1)

  • industrie des semi-conducteurs
  • stérilisation - alimentation, médecine, déchets biologiques
  • utilisation de radiations
  • essais non destructifs
  • traitement du cancer
  • incinération des déchets nucléaires
  • production d'énergie (amplificateur d'énergie) ?
  • sources de rayonnement synchrotron (biologie, physique de la matière condensée ...)
  • sources de neutrons (biologie, physique de la matière condensée ...)

Détecteurs de particules

  • Détecteurs à cristaux (2)
    • imagerie médicale
    • sécurité
    • essais non-destructifs
    • recherche
  • Chambres proportionnelles multifils
    • inspection de conteneurs
    • recherche
  • Détecteurs à semi-conducteurs
    • nombreuses applications en cours de développement

Informatique

  • World Wide Web (3)
  • programmes de simulation
  • iagnostic de pannes
  • systèmes de commande/contrôle
  • stimulation du calcul parallèle

Supraconductivité

  • Physique des particules
  • fils et câbles multifilamentaires
  • imagerie par résonance magnétique nucléaire
  • autres domaines (cryogénie, vide, électrotechnique, géodésie...)

D'aucuns semblent estimer que cette longue liste de retombées de la physique des particules suffit à justifier les dépenses qui lui sont consacrées. Cependant, rien ne permet de l’affirmer. Tout d'abord, il faudrait quantifier les bénéfices économiques. Ensuite, il faudrait analyser quels auraient été les résultats obtenus en affectant à d'autres usages les crédits investis dans la physique des particules, c'est-à-dire déterminer le « coût de substitution ». Il n'est pas surprenant que les dépenses importantes du CERN entraînent des retombées. C'est le contraire qui serait étonnant et des dépenses du même ordre pour d'autres activités de haute technologie auraient également des répercussions.

Cependant, on peut légitimement soutenir que la valeur des retombées devrait être prise en compte lorsque l'on se penche sur le coût de la science fondamentale, les exigences particulières de la physique des particules, qui nécessite des équipements spéciaux très perfectionnés, la rendant sans doute particulièrement apte à produire des retombées. De fait, les économistes sont, dans l'ensemble, de plus en plus nombreux à admettre l'importance de ces répercussions, notamment sous la forme d'instruments développés pour la recherche fondamentale (ref.4).

La plupart des équipements d'une usine d'électronique moderne ont vu le jour dans des laboratoires universitaires et nombreux sont les exemples de techniques instrumentales parcourant tout ou partie de la chaîne reliant la physique à la chimie, à la biologie, à la médecine clinique et aux soins de santé.

Les chercheurs en science fondamentale sont motivés par le désir de primauté, et, d'une manière générale, de publier et de faire connaître leurs travaux, tandis que les chercheurs en sciences appliqués travaillant dans l'industrie sont motivés par le désir de protéger, cacher et breveter. Par conséquent, il se peut, paradoxalement, que la recherche fondamentale produise davantage de retombées que la recherche appliquée. Même un domaine aussi abstrait et ésotérique que la relativité générale (la théorie de la gravité d'Einstein) en a produit : le procédé quasi miraculeux d'aide à la navigation connu sous le nom de GPS (système de positionnement global), qui peut instantanément et automatiquement indiquer la position et l'altitude, avec une précision d'une dizaine de mètres, où que l'on se trouve sur la planète. Plus de 160 fabricants dans le monde entier mettent au point des systèmes basés sur le GPS pour un nouveau marché de plusieurs milliards de dollars. Ces systèmes fonctionnent en comparant les signaux horaires reçus de différents satellites. Ces derniers sont dotés d'horloges atomiques spéciales développées à l'origine sans aucune autre motivation pour des recherches sur la relativité générale, et en particulier pour vérifier la prédiction d'Einstein que les horloges battent différemment dans des champs gravitationnels différents.

(ref.11-13) La « science lourde » contribue aussi largement à stimuler l'industrie en exigeant d'elle des produits et/ou des performances qui sont à la limite ou au-delà de ses capacités du moment. Deux études

ont tenté de mesurer une grandeur que leurs auteurs appellent "utilité économique" (la somme de l’augmentation du chiffre d’affaires et de l’économie de coûts) et qui résulte des contrats attribués par le CERN (les ventes supplémentaires au CERN ne sont pas prises en compte dans l'augmentation du chiffre d'affaires). A cette fin, un très vaste échantillon d'entreprises adjudicataires de contrats de haute technologie avec le CERN durant la période 1973-1982 (dans les domaines de l’électronique, de l’optique, de l'informatique, des équipements électriques, du vide, de la cryogénie, de la supraconductivité, de l'acier, de la soudure et de la mécanique de précision) ont été interrogées. Les estimations ne sont pas celles du Laboratoire, mais des dirigeants d'entreprises et, en cas de doute, les chiffres les plus bas ont été retenus.

Ces études ont abouti à la conclusion que les contrats de haute technologie passés par le CERN ont une utilité économique (normalisée à la valeur des contrats initiaux) égale à 3,0, c'est-à-dire que chaque euro payé à une entreprise industrielle engendre 3 euros d’utilité (normalisée au budget total du CERN, l'utilité économique s'établissait à 1,2). Il y a lieu de noter que seulement 24% de l'augmentation des ventes induites par le CERN concernaient le marché de la physique nucléaire et des hautes énergies, le reste se rapportant à des domaines annexes, comme l'énergie solaire, l'industrie électrique, les chemins de fer, les ordinateurs et les télécommunications. Bien qu'aucune étude analogue n'ait été effectuée ces dernières années, des enquêtes menées auprès d'industriels dans le cadre d'une thèse de doctorat en économie appliquée confirment que ces derniers estiment que les contrats du CERN sont d’une grande utilité.

(ref. 12, 14, 15) Il est intéressant de noter qu'une étude similaire commandée par l'Agence Spatiale Européenne (ESA) a abouti à un facteur multiplicateur analogue (2,9 en 1982 ; 3,2 en 1988, ou 1,6 normalisé au budget total) bien que près de 80% de l'augmentation des ventes induites par l'ESA rse limite au domaine de l'espace, le reste concernant principalement l'aéronautique et la défense.

Les retombées en education

La recherche scientifique fondamentale apporte à ceux qui poursuivent leur carrière dans la recherche appliquée ou le développement industriel une excellente formation à la résolution de problèmes. De plus, de fructueux réseaux, qui n'existeraient pas si l’intégralité de la formation se déroulait dans l'industrie, se créent ainsi entre chercheurs de différents secteurs industriels ou universités. La valeur de ces réseaux est de plus en plus largement reconnue par les économistes comme un bénéfice de la recherche fondamentale, financée par le secteur public (ref. 4).

Dans le cas particulier des travaux menés en physique expérimentale des particules, on estime que quelque 300 doctorats sont obtenus chaque année dans le monde entier sur la base de travaux réalisés au CERN (le total pour toute la discipline est peut-être deux fois plus élevé), et qu'au moins la moitié de ces diplômés se dirigent vers l'industrie ou le commerce, où leur expérience – acquise sur des projets de très haute technologie au sein de grandes équipes multinationales – est fort appréciée.

De plus, il s'avère que la science fondamentale (ref. 16 dans le cas de la physique), et en particulier l'astronomie et la physique des particules (associées à des mots-clé tels que trous noirs et quarks), joue un rôle important dans la stimulation de l’intérêt des jeunes pour la science et la technologie. Cet effet, bien que difficile à quantifier, est extrêmement important.

Notes:

  1. Environ 10 000 accélérateurs sont en service dans le monde aujourd'hui, dont seulement une centaine sont utilisés pour leur objectif premier, la recherche en physique nucléaire ou en physique des particules.
  2. Les cristaux développés pour les expériences auprès du collisionneur LEP du CERN sont maintenant utilisés pour l'imagerie médicale dans des centaines d'hôpitaux ; en temps voulu, ils seront sans aucun doute remplacés par des cristaux aux propriétés supérieures, actuellement mis au point pour le futur LHC du CERN.
  3. Un groupe britannique a récemment estimé que le Web, qui a été inventé au CERN, engendre déjà 5% des ventes de grandes sociétés, et que cette part atteindra 20% d'ici la fin de la décennie.

 

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