La science fondamentale dans un monde de concurrence
par Robert Aymar,
ancien
Directeur Général du CERN
Première publication dans Symmetry, août 2006
On nous le dit constamment, nous vivons dans un monde de concurrence et dans lequel l’innovation est la principale force motrice sur la voie de la croissance et de la prospérité. Dans un tel monde, quelle est la place de la science fondamentale, dont la contribution à court terme à la société est un savoir sans aucune application immédiate ? Est-ce un luxe inutile ? Le monde devrait-il consacrer en priorité ses ressources à la satisfaction de besoins plus pressants (la santé publique, des énergies propres, une eau sûre) ? Sans aucun doute, et je suis convaincu qu’investir dans la science fondamentale va dans ce sens. Il s’agit d’un investissement à long terme pour poser les fondations de l’innovation et de la prospérité futures.
L’histoire nous enseigne que les grandes innovations de l’homme sont souvent le résultat de sa simple curiosité. Dans bien des cas l’innovation est essentielle pour faire face aux enjeux actuels en matière de développement. Or la source première de l’innovation est la recherche fondamentale, sans laquelle il n’y aurait pas de science à appliquer. C’est en effet la curiosité qui a amené Michael Faraday à réaliser ses expériences sur l’électricité, lesquelles nous ont ensuite apporté la lumière électrique. Aucun travail de recherche et de développement sur la bougie n’aurait pu aboutir à un tel résultat. La lumière électrique est une innovation qui découle de la science fondamentale.
Le rôle à long terme de la science fondamentale est bien compris par la Banque européenne d’investissement, organe financier de l’Union européenne. En 2003, la BEI a prêté 300 millions d’euros au CERN pour l’aider à financer la construction du Grand collisionneur de hadrons (LHC), montrant ainsi l’importance qu’elle attache à la science fondamentale. Pour quelle raison la BIE considère-t-elle le plus grand projet de physique fondamentale du monde comme un investissement digne d’intérêt ? Pour moi c’est parce que la science fondamentale ouvre la voie aux innovations futures.
La recherche fondamentale fait rêver et attire vers la science les innovateurs de demain. Sans l’enthousiasme suscité par ce type de recherches et l’exploration de territoires nouveaux de la connaissance, il y aurait très certainement moins de scientifiques.
Les chercheurs qui travaillent au CERN sont motivés par leur soif d’en savoir plus sur l’Univers, mais cela ne les a pas empêchés, par exemple, de mettre au point des techniques d’accélération et de détection des particules qui ont trouvé des applications en médecine. Ce sont les scientifiques du CERN qui ont inventé le World Wide Web, qui a révolutionné notre manière de communiquer et de faire du commerce. Aujourd’hui les scientifiques du LHC travaillent sur les grilles de calcul, qui se situent aux avant-postes de la technologie de l’information et qui ont déjà des applications dans des domaines tels que l’observation de la Terre, les prévisions climatiques, l’exploration pétrolière et la recherche pharmaceutique.
Les expériences du LHC enregistreront 600 millions de collisions de particules par seconde. Le volume de données correspondant sera de l’ordre d’un pétaoctet, soit environ 150 000 films DVD par seconde. À l’évidence, stocker de telles quantités de données serait impossible. Aussi devons-nous mettre au point des dispositifs électroniques très ingénieux pour filtrer celles qui sont intéressantes. Cependant, même après une réduction drastique des données, il nous faudra encore en stocker 15 pétaoctets par an. C’est pour permettre à des milliers de physiciens à travers le monde d’accéder à ces données que la physique des particules a voulu être à la pointe des grilles de calcul : ainsi accéder aux ressources informatiques sera aussi simple que de se raccorder au réseau électrique en branchant une lampe.
La science fondamentale a un rôle vital à jouer dans notre monde de concurrence, car c’est elle qui établit des fondations durables pour l’innovation et la prospérité. Comme l’a dit le Prix Nobel de physique Abdus Salam, qui était pakistanais : « En dernière analyse, la création, la maîtrise et l’utilisation de la science et de la technologie modernes [constituent] fondamentalement ce qui distingue le Sud du Nord. C’est de la science et de la technologie que dépend le niveau de vie d’une nation.» C'est le défi que doit relever la science fondamentale aujourd'hui. Plus que jamais la science fondamentale est essentielle au processus de l’innovation.