A quoi sert la recherche fondamentale ?
Science fondamentale et science appliquée
par C.H. Llewellyn Smith,
ancien Directeur général du CERN
Dans l'industrie, le terme « recherche » est fréquemment utilisé pour décrire l’innovation dans le cadre de la technologie existante, ce que les scientifiques universitaires appellent habituellement « développement ». Cette différence d'emploi du mot « recherche » peut engendrer nombre de malentendus. Dans le présent article, je l'utiliserai dans le sens que lui donnent les universitaires.
On suppose fréquemment que les partisans de la science fondamentale souscrivent à ce que l’on appelle le « modèle linéaire », selon lequel la recherche fondamentale est censée conduire à la science appliquée, qui débouche à son tour sur le développement industriel et, à plus long terme, sur des produits. Celle hypothèse prête à confusion. Certes, on connaît en effet maintes applications de ce schéma, mais il est aussi facile de trouver des exemples de perfectionnements technologiques qui ont conduit à des progrès de la science fondamentale. George Porter (lauréat du Prix Nobel de chimie) a notamment souligné que « la thermodynamique doit plus à la machine à vapeur, que la machine à vapeur ne doit à la science ».
Malheureusement, de tels exemples ont conduit certains à défendre un modèle anti-linéaire. Par exemple, Terence Kealey soutient (5-6) que le progrès économique ne doit rien à la recherche fondamentale, qui ne devrait donc pas être financée par les gouvernements. Il rappelle à juste titre que le développement de la machine à vapeur, des techniques de métallurgie et des métiers à tisser, qui a donné le coup d'envoi de la révolution industrielle en Angleterre, s'appuyait sur des connaissances scientifiques et des principes de génie mécanique antérieurs au XVIIe siècle, et ne devait rien à la révolution scientifique de cette époque (mécanique newtonienne, calcul infinitésimal, etc.). Il ne mentionne cependant pas quantité de progrès industriels réalisés ultérieurement grâce à la science, dont je donnerai des exemples plus loin.
Ainsi, le lien entre science et technologie n'est ni linéaire, ni anti-linéaire, mais fortement non linéaire ; on a affirmé (7) que que « l'étude historique des succès de la recherche moderne a montré à maintes reprises que les interactions entre la connaissance de base, la technologie et les produits, initialement sans rapport, sont si fortes que, loin d'être séparés et distincts, ils sont tous des constituants du même tissu serré ». On peut cependant distinguer grossièrement, d'une part, la science (~ connaissance) de la technologie (~ moyens par lesquels la connaissance est appliquée) et, d'autre part, différentes formes de science.
Personnellement, je n'aime pas les expressions « science fondamentale » et « science appliquée » : après tout, qui peut dire à l'avance ce qui est applicable ? Elles peuvent cependant être utiles si on les définit en termes de motivation :
- Science fondamentale - motivée par la curiosité
- Science appliquée - visant à répondre à des besoins précis.
Ayant défini ces termes, je soutiendrai plus loin que les gouvernements ont le devoir particulier de financer la science fondamentale, tandis que la science appliquée peut généralement être confiée à l’industrie. Bien entendu, la distinction n'est pas toujours aussi tranchée, et le terme « recherche stratégique » est parfois employé pour décrire la science relevant d'une catégorie intermédiaire, qui, même si elle est motivée par la curiosité, semble avoir de bonnes chances d’être appliquée et conduit à de nouvelles connaissances fondamentales. On peut citer à titre d’exemple la recherche sur les propriétés des semi-conducteurs bidimensionnels.
La différence entre science fondamentale (ou pure) et science appliquée a été magnifiquement illustrée par J.J. Thomson - le découvreur de l'électron - dans un discours de 1916 (8):
« Par recherche en science pure, j'entends la recherche menée sans perspective d'application dans le domaine industriel, dans le seul but d'étendre notre connaissance des lois de la Nature. Je donnerai simplement un exemple de "l'utilité" de ce genre de recherche, exemple qui est apparu sur le devant de la scène lors de la Guerre - je veux parler de l'utilisation des rayons X en chirurgie...
Comment cette méthode a-t-elle été découverte ? Elle n'a pas résulté d'une recherche en science appliquée visant à trouver une meilleure méthode pour localiser les blessures par balle. Une telle recherche aurait pu aboutir à des sondes améliorées, mais nous ne pouvons imaginer qu'elle ait pu conduire à la découverte des rayons X. Non, cette méthode est le résultat d'une recherche en science pure, visant à découvrir la nature de l'électricité. »
Thomson a ajouté que la science appliquée amène à améliorer d’anciennes méthodes, tandis que la science pure amène à instaurer de nouvelles méthodes : « la science appliquée conduit aux réformes, la science pure aux révolutions, et les révolutions, qu'elles soient politiques ou scientifiques, sont d’une portée inestimable, pour peu que l'on soit du côté des vainqueurs ». Pour les bailleurs de fonds de la science, encore faut-il s’assurer qu’ils seront parmi les vainqueurs.