CERN Accelerating science

This website is no longer maintained. Its content may be obsolete. Please visit http://home.cern for current CERN information.

Accueil | Plan du site | Nous contacter
 
dans ce site CERN
Une interaction de neutrinos dans la grande chambre à bulles européenne (BEBC) remplie d'un mélange néon-hydrogène

A quoi sert la recherche fondamentale ?
Quelle science financer ?

par C.H. Llewellyn Smith,
ancien Directeur général du CERN

J'ai montré que des considérations économiques, aussi bien que culturelles, amènent à la conclusion que le financement public devrait se diriger davantage vers la recherche fondamentale, que vers la recherche appliquée. Toutefois, les arguments économiques peuvent aussi être avancés dans les discussions sur la répartition des crédits entre les différentes branches de la science fondamentale. La difficulté tient au fait que « la prévision comme l'innovation sont des processus hautement stochastiques, de sorte que la probabilité de prédire correctement une innovation, qui est le produit de deux faibles probabilités, est, en théorie, proche de zéro ».

Si Rutherford, qui a découvert le noyau, n'a pu prévoir l'énergie nucléaire, un comité gouvernemental pourrait-il faire mieux ? Qui aurait pu prédire les supraconducteurs chauds, les fullerènes, ou le World Wide Web ? Un peu plus haut, j'ai laissé entendre que Faraday aurait pu prévoir les applications de l'électricité mais, en 1867, neuf ans après sa mort, des scientifiques britanniques réunis en comité, déclaraient : « Bien que l'on ne puisse dire ce qu'il reste à inventer, nous pouvons affirmer qu'il ne semble pas y avoir de raison de croire que l'électricité sera utilisée comme un mode d'énergie pratique ». Dans la même veine, il est de notoriété publique que Thomas Watson, créateur d'IBM, a déclaré en 1947 qu'un seul ordinateur « pourrait résoudre tous les problèmes scientifiques importants du monde impliquant des calculs scientifiques » et qu'il ne prévoyait d'autres usages pour les ordinateurs.

L’impossibilité de prédire justifie non seulement que les gouvernements financent prioritairement la recherche fondamentale mais a aussi pour conséquence pratique qu’il est très difficile, voire dangereux, d’essayer de répartir les crédits affectés à la science fondamentale en fonction de l'utilité économique escomptée. Les critères traditionnels d'excellence des scientifiques et des personnels concernés sont probablement aussi bons que d'autres et, selon moi, ce sont ces critères qui devraient continuer à être utilisés - après tout, l'argent est plus abondant que la matière grise, même à notre époque où tout a un coût.

Le fait que les résultats de la recherche fondamentale soient imprévisibles ne signifie pas que les motifs économiques ne permettent pas de trouver des solutions à des problèmes appliqués particuliers. Au XIXe siècle, des scientifiques étudiaient des méthodes permettant de fixer artificiellement l'azote, mais ils échouèrent jusqu'à ce que la première guerre mondiale prive l'Allemagne d'engrais. Ils trouvèrent alors rapidement une solution. La science, la technologie et l'argent des Etats-Unis répondirent à l'impératif politique d’envoyer un homme sur la Lune avant 1970. Il est important de comprendre dans quels contextes de telles incitations ont des chances d'être efficaces. Le Président Nixon lança une campagne contre le cancer, calquée explicitement sur le succès du programme spatial, mais elle échoua. La raison en est des plus claires : les principes physiques en jeu pour l'envoi d'un homme sur la Lune étaient bien compris avant le lancement du programme spatial, tandis que notre connaissance des lois biologiques qui régissent la croissance et la mutation des cellules est encore limitée.

Cela m'amène au financement de la recherche appliquée et à la technologie. J'ai soutenu que, en règle générale, les gouvernements devraient se tenir 'à l'écart des marchés' et financer des domaines qui sont du ressort du 'bien public' parce qu’ils sont profitables à long terme et n’amènent pas de bénéfices commerciaux, comme les recherches sur l'environnement ou le contrôle de la circulation. Selon J. Baruch, dont un article (ref.18) sert de base au prochain paragraphe, les recherches proches des marchés peuvent et doivent être laissées principalement à l'industrie - qui est d'accord.

De grandes sociétés comme 3M, IBM, Siemens, Ford, etc. veulent innover avec des technologies courantes, qui peuvent être quantifiées et prédites avec précision, et elles ne souhaitent pas être aidées par des universitaires, ce qui les contraindrait à partager les profits. De leur côté, les chercheurs universitaires ne s'intéressent pas à une telle collaboration. Les seules exceptions viennent des universitaires qui veulent innover à l'aide des technologies disponibles, afin de développer de nouveaux instruments pour leurs recherches (les physiciens des particules entrent dans cette catégorie). En pareil cas, le bénéfice mutuel est considérable, comme l'est la synergie entre l'innovation technologique pour le profit et l'innovation technologique pour la recherche. De fait, selon Baruch « Ceux qui ont le plus à offrir [à l'industrie] sont les scientifiques voués à la recherche, et non les technologues ou ingénieurs universitaires, qui ne supportent pas d'être distraits de leurs recherches pour contribuer à résoudre des problèmes technologiques banals ».

Il fut un temps où les gouvernements étaient, comme je le défends ici, généralement disposés à financer directement et prioritairement, la science fondamentale en fonction de l'excellence scientifique. En 1978, on pouvait lire dans les Perspectives scientifiques et technologiques de l'OCDE qu'au Royaume-Uni, par exemple, « les objectifs de la science et de la technologie ne sont pas définis à l'échelon central...on estime que les scientifiques eux-mêmes sont les mieux placés pour déterminer les priorités de la recherche fondamentale... » Les choses ont changé depuis. Dans le Livre blanc 1993 du gouvernement britannique sur la science et la technologie, qui reposait sur le postulat que la science et la technologie devaient s'atteler à la création de richesses, il était proposé d'établir des priorités selon un programme de « prospective technologique ». La mission consistait à « faire en sorte que les dépenses de l'Etat au titre de la science et de la technologie aient pour but de contribuer au maximum à notre performance économique nationale et à la "qualité de vie" ». Ces objectifs peuvent ne sembler ni plus dangereux, ni plus utiles au demeurant, que la décision de n'investir que dans les actions dont le cours est sur le point d’augmenter. Cependant, dans les faits, bien que les rapports de prospective consécutifs aient produit quelques résultats positifs, ils tendent à desservir la science fondamentale.

(19)Ces examens prospectifs ont été effectués dans d'autres pays : au Japon d'abord, en 1970, puis en France, en Suède, aux Pays-Bas, en Australie et enfin au Royaume-Uni, sceptique au départ. D'autres suivront sans aucun doute ; il y a donc lieu d'en dire quelques mots [cf. pour un aperçu de divers exercices prospectifs].

Habituellement, le déroulement d’un processus prospectif est le suivant :

  • Une « liste restreinte » des sciences/technologies susceptibles de trouver d'importantes applications est établie.
  • Des « experts » étudient les technologies répertoriées.
  • Des groupes multidisciplinaires et multisectoriels examinent les résultats de ces études.
  • Les rapports sur les débats de ces groupes sont soumis aux décideurs.

A titre d'exemple, dans le cadre d’un récent « Programme de prospective technologique » britannique, conçu pour explorer les marchés et les technologies durant les 10 à 20 prochaines années, des groupes de prospective ont été créés sur les sujets suivants :

  • Agriculture, ressources naturelles et environnement
  • Processus de fabrication et de production, et processus commerciaux
    Défense et aérospatial
  • Matériaux
  • Produits chimiques
  • Construction
  • Services financiers
  • Aliments et boissons
  • Santé et sciences de la vie
  • Energie
  • Transport
  • Communications
  • Loisirs, éducation
  • Technologie de l'information et électronique
  • Vente au détail et grande distribution

360 recommandations ont été formulées, sur les six thèmes suivants :

  • Communications et puissance de calcul
  • Nouveaux organismes, produits et procédés
  • Progrès en science des matériaux, ingénierie et technologie
  • Mise en ordre des procédés de production et des services
  • Promotion d'un monde plus propre, plus durable
  • Tendances sociales - démographie et meilleure acceptation des nouvelles technologies par le public

Parmi ces thèmes, 27 priorités générales ont été dégagées en vue d'un développement en partenariat par les communautés scientifiques et industrielles. Le rapport définissait également cinq grandes priorités infrastructurelles :

  • Connaissance et base de compétences
  • Excellence en recherche fondamentale
  • Infrastructures des communications
  • Finances à long terme
  • Mise à jour permanente des politiques et des cadres réglementaires

Il est généralement admis que ce processus a eu le grand mérite de réunir des personnalités de l'industrie, du gouvernement et des universités. De plus, les résultats ont mis en évidence des possibilités de croissance technologique à une échelle de temps qui intéresse l'industrie. Cependant, le grave danger pour la science fondamentale est que ces résultats servent de base à une « planification visant à d’éviter l'échec », et qu'ils influencent indûment les choix de financement.

Il semble au demeurant que cela soit déjà le cas ; il est maintenant demandé aux Conseils de la recherche britanniques (British Research Councils) de retenir, parmi leurs critères, celui de la perspective que l'application d'une recherche satisfasse les priorités de la prospective, ce qui n'était pas envisagé initialement. L’application d’un tel critère aurait exclu que Thomson découvre l'électron !

 

previous page next page