CERN : une expérience unique
Le document qui suit a été rédigé par Egil Lillestol, physicien des particules de l'université de Bergen (Norvège), après de nombreuses années passées au CERN. Il a participé, entre autres, à l'une des expériences menées » au LHC...
De prime abord, le CERN ressemble à un énorme complexe industriel. Les bâtiments s'agglutinent de façon désordonnée autour de grandes machines dévolues à la production de particules de haute énergie.
C'est dans les restaurants qu'un visiteur scientifique découvre la vraie saveur du CERN, en même temps que celle de la cuisine suisse. Aux tables environnantes, des discussions animées sur des théories de haut vol, sur des expériences complexes ou sur les meilleures stations de ski vont bon train dans une demi-douzaine de langues, parmi lesquelles l'anglais écorché domine. Des physiciens de tous horizons, en tenue décontractée pour de longues journées de travail, forgent des amitiés le temps d’un repas rapidement avalé.
Petit à petit, cet environnement finit par nous sembler banal, ce qui est dommage car il n'y a aucun endroit au monde qui ressemble au CERN.
Perdu dans la foule ?
Même dans les grands pays, il existe de nombreuses équipes universitaires de taille modeste. Un physicien visiteur, membre d'une petite équipe, pourrait se sentir noyé dans la foule au CERN. Peut-il apporter une contribution significative à cette immense entreprise ?
Il faut sans aucun doute répondre par l’affirmative : toute personne, quelle que soit l’équipe à laquelle il appartient, peut apporter une idée lumineuse à une expérience ; les propositions sont acceptées ou rejetées sur des critères essentiellement scientifiques.
Par contre, il est souvent plus efficace de concevoir une expérience, de la réaliser et d’en dépouiller les résultats au sein d'une équipe de grande taille disposant d’un accès aux ateliers et aux services informatiques, et bénéficiant de l'assistance d'un personnel hautement qualifié. En cela, les physiciens du CERN ont sans doute un avantage sur les visiteurs scientifiques. Même les physiciens des grands pays se sont parfois sentis éclipsés par des groupes basés au CERN, ce qui a pu conduire à des discussions animées.
Répartir les tâches
Au début, ce problème a été résolu en mettant en place au CERN des infrastructures d’expérimentation dont les résultats pouvaient pour l’essentiel être dépouillés dans les instituts d'origine des physiciens. Un exemple classique est celui des expériences utilisant des chambres à bulles, expériences pour lesquelles les photos prises au CERN ont été analysées dans les instituts d'origine.
Plus tard, avec l’arrivée d’expériences de plus grande dimension utilisant des détecteurs électroniques, les physiciens du CERN ont inévitablement été amenés à jouer un rôle dominant. Mais aujourd'hui, la situation a changé : le CERN a dû consacrer une bonne part de son budget à la construction de nouvelles machines telles que le LEP (Grand collisionneur électron-positon), puis le LHC (Grand collisionneur de hadrons). En conséquence, il n'a pu participer qu’à hauteur de moins de 20% au coût des grandes expériences au LEP, et le pourcentage est encore moins élevé dans le cas du LHC. Le reste de la contribution est apporté par les différents instituts collaborant à chaque expérience.
D'une certaine façon, nous voulons tous que le CERN garde un rôle prépondérant, afin d’attirer d'excellents physiciens et ingénieurs du monde entier. Cela est possible grâce à la qualité de la recherche menée au CERN et à la présence continue de nombreux visiteurs scientifiques provenant des États membres et, aussi, maintenant, du reste du monde.
Des physiciens des quatre coins d'Europe peuvent suivre, et même influencer, les progrès de la recherche au plus haut niveau mondial, en côtoyant des prix Nobel européens et américains ainsi que des physiciens des particules chinois et russes.
Des projets à l’échelle mondiale
Cette bonne volonté internationale est très louable, mais lorsqu'une expérience est partagée et bâtie par un grand nombre d'institutions, éparpillées à travers l'Europe et sur d'autres continents, une coordination efficace est essentielle.
Prenez l’exemple d’ATLAS, l’une des grandes expériences construites pour le LHC. Une multitude de détecteurs de particules sont concentrés dans un système qui pèse au total 7000 tonnes.
ATLAS est l’une des plus grandes collaborations jamais tentées dans le domaine de la physique. L’expérience compte 1800 physiciens (y compris 400 étudiants) provenant de plus de 150 universités et laboratoires dans 35 pays : »Allemagne, Argentine, Arménie, Australie, Autriche, Azerbaïdjan, Belarus, Brésil, Canada, Chine, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Géorgie, Grèce, Israël, Italie, Japon, Maroc, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Taiwan et Turquie outre les scientifiques du CERN et du laboratoire russe IURN ; les physiciens qui prennent part à l'expérience sont appuyés par un grand nombre de techniciens et d'ingénieurs hautement qualifiés. Cela exige, bien évidemment, une bonne organisation, qui laisse toutefois à chacun la possibilité de faire connaître son point de vue.
Diffuser le savoir-faire
La diminution du rôle du CERN au profit de celui des groupes extérieurs, pour ce qui est du développement, des tests et de la construction de composants de détecteurs, a eu un effet très positif pour les universités, en leur permettant d’associer enseignement et développement de détecteurs.
Les chercheurs peuvent ainsi passer plus de temps dans leurs instituts d’origine, et un plus grand nombre d'étudiants peuvent être confrontés à la technologie de pointe. Lorsque les industriels locaux participent au développement ou à la production en série des composants, des liens se tissent ou se renforcent entre l'industrie et les équipes de recherche et, en définitive, entre l’industrie et le CERN. Les immenses expériences menées créent également des contacts entre les industries de différents pays, ce qui mène à la création de réseaux et stimule le progrès technologique en Europe.
En outre, les étudiants acquièrent une connaissance de premier ordre du monde industriel, et ils s’orientent souvent par la suite vers une carrière dans l'industrie. Cette démarche est bénéfique pour l'industrie, même si la perte d'un jeune collaborateur brillant peut être douloureuse pour le groupe de recherche.
Pour les étudiants, la participation à une expérience au CERN est particulièrement enrichissante. Non contents de traiter les questions les plus poussées de la science, ils acquièrent une expérience précieuse en faisant face à une multitude de problèmes techniques, apprennent à travailler dans un environnement multinational et, souvent, en profitent pour se familiariser avec une ou deux langues étrangères. Toutefois, ils repartent très souvent avant la fin de la construction de l’expérience.
Un effort à long terme
La durée de vie des grandes expériences, qu’il s’agisse de celles du LEP ou, maintenant, de celles du LHC, est relativement longue. S’agissant du LHC, près de dix ans ont été nécessaires au développement, à la planification, à la conception, à la construction et finalement à l’assemblage des systèmes de détection, et ceux-ci fonctionneront sans doute pendant 10 à 15 ans.
Cette longue durée de vie comporte des désavantages. Durant la phase de construction, l'accent est mis sur la technologie, alors que, pendant la phase d'exploitation, le traitement des données et l'interprétation des résultats prédominent. Néanmoins, le développement de détecteurs est passionnant du point de vue de la physique, et il se poursuit même lors de la phase d’exploitation. Beaucoup de temps est consacré à explorer de nouvelles idées théoriques en physique des particules, le but étant d'optimiser les détecteurs pour éprouver ces idées et, peut-être, faire une nouvelle découverte majeure...
Un chemin chaotique ?
Bien évidemment, il y a aussi des problèmes humains. A lui seul, l'effectif important d'une collaboration au CERN ajoute une nouvelle dimension à la vie des physiciens qui, parfois, peuvent également avoir l'impression de participer à une expérience sociologique !
De nombreux chercheurs ont du mal à s'adapter à une structure aussi grande. Il n’est pas toujours facile pour un physicien d’accepter que son idée géniale ne puisse être retenue faute de temps ou d'argent, ou que la collaboration dans son ensemble puisse être amenée à prendre une décision contre l’avis d'un individu ou de son équipe.
Devant gérer certaines difficultés relationnelles, les collaborateurs acquièrent une expérience allant bien au-delà du domaine de la science. Ils apprennent, par exemple, qu'un même raisonnement peut être interprété de façon tout à fait différente suivant le pays d’origine qui le présente, et que les habitudes de travail et les priorités varient très nettement d'un pays à l'autre.
Dans le creuset d'une telle collaboration, des amitiés durables se forment indépendamment des frontières nationales, et la connaissance des différents contextes culturels et politiques des participants permet de mieux comprendre les forces et les faiblesses de chacun.
La science ignore les frontières
Le CERN en général, et les grandes expériences en particulier, font appel à une multitude de personnes ayant des cultures, des priorités et des intérêts différents. Est-ce la meilleure façon de procéder ? Sans doute pourrait-on citer des cas où le CERN aurait pu être plus efficace.
Toutefois, la physique se nourrit principalement d’idées nouvelles, qui naissent précisément lors de vives discussions où des personnes de diverses cultures voient les problèmes de façon inattendue. Ces idées nouvelles peuvent parfois être précisément l’élément nécessaire pour repousser les limites de la connaissance. Il n'est donc pas surprenant que l'Europe, en grande partie à travers le CERN, ait progressivement retrouvé un rôle de chef de file en physique fondamentale, rôle qu'elle tenait avant la Seconde guerre mondiale.
Les lois de la nature sont pratiquement le seul élément de la culture humaine qui soit plus ou moins à l'abri des différences idéologiques. C'est ainsi que des scientifiques du monde entier travaillent au CERN, ensemble et pacifiquement, pour atteindre un but commun : une connaissance plus approfondie de la matière. Cet aspect est peut-être plus important encore que les découvertes en physique, dans la mesure où ces collaborations internationales contribuent, à long terme, à améliorer les relations entre les nations et à écarter les dangers qui menacent l’existence même de la civilisation qui produit notre science.
C'est en cela que les restaurants polyglottes du CERN sont, quelque part, aussi importants que les grands accélérateurs.