Une fleur aux couleurs vives
Membre du service de l’enseignement du CERN, Rafel Carreras a donné pendant plus de trente ans des conférences très prisées de vulgarisation scientifique, expliquant la « science en train de se faire » au grand public.
« J’avais entrepris mes études de physique et de biologie avec le dessein de vulgariser ces sciences. Mais jamais je n’aurais imaginé que ce serait au CERN que j’exercerais cette activité. L’imprévisible se réalise parfois. C’est ainsi que j’intégrai, en 1965, le service de l’enseignement comme physicien « généraliste ». Cette équipe était essentiellement constituée de Guy Vanderhaeghe et de sa secrétaire Madeleine Viader. C’était l’époque où bien des personnes travaillant au CERN se devaient d’être polyvalentes. C’est aussi ce qui nous était demandé. En plus d’organiser l’enseignement académique, l’enseignement technique, les cours de langues, le plus souvent avec des membres du personnel comme professeurs, nous devions faire face à toutes sortes de demandes, parfois inattendues. Il m’est par exemple arrivé de donner un cours à minuit aux « scanneurs » qui mesuraient consciencieusement les clichés pris dans une chambre à bulles sans avoir la moindre idée de la physique qu’ils contribuaient à faire progresser.
C’est dans le même état d’esprit que j’ai donné pendant près de trente ans les conférences hebdomadaires appelées « Science pour tous », destinées principalement aux personnes sans formation scientifique. J’y traitais et commentais l’actualité scientifique. Puis j’ai animé, en soirée, les grandes conférences mensuelles, « Les sciences aujourd’hui », qui attiraient, qu’il pleuve ou qu’il neige, un public venu de toute la région. Une vingtaine de sujets y étaient abordés, de l’astrophysique aux sciences humaines en passant de l’un à l’autre imperceptiblement.
Il y avait souvent dans la salle quelques professeurs d’université, des collégiens, des personnes âgées, parfois une mère donnant le biberon à son bébé ou cet ancien employé du CERN, chargé à mes débuts d’effacer les tableaux après mes conférences et qui, une fois retraité, y assistait en s’installant au premier rang…
Deux conditions, difficiles à satisfaire simultanément, découlaient de cet incroyable hétérogénéité : il fallait veiller à la fois à ce que personne ne s’ennuie et à rester rigoureux car il pouvait toujours y avoir un spectateur connaissant mieux que moi l’un des sujets exposés.
Souvent aussi, d’éminents scientifiques venaient à mon « spectacle », curieux de voir comment je m’y prenais. Après une conférence, Victor Weisskopf, alors directeur du CERN, me dit un jour qu’il aimerait pouvoir enthousiasmer le public comme je le faisais. A quoi je lui répondis qu’il était comme un grand arbre qui aurait souhaité avoir au bout d’une branche une fleur aux couleurs vives et que moi, cette fleur je l’avais… mais qu’il me manquait l’arbre!
D’après la description de mon poste je devais « contribuer à la santé intellectuelle du personnel ». Bien prétentieux serait celui qui affirmerait s’en être acquitté parfaitement. Si j’ai pu faire de mon mieux sans entrave, c’est grâce à la confiance et à la liberté que le CERN m’a accordées sans restriction et pour lesquelles je lui voue toujours une immense reconnaissance.
Avoir travaillé dans ces conditions est un tel privilège que parfois je me demande si tout cela n’a pas été rêvé par le mauvais écolier que j’étais pour compenser ses échecs scolaires. Un rêve dont je vais m’éveiller d’un instant à l’autre pour devoir aller à l’école, paniqué à l’idée d’être interrogé sur les leçons que je n’ai pas apprises. C'est une des raisons pour lesquelles, lors de ma dernière conférence au CERN en 1998, j’ai demandé la permission d’emporter le seau et l’éponge qui servaient à nettoyer le tableau noir. C’est dans ce seau qu’aujourd’hui je mets mon courrier, ce qui me rappelle l’étonnante aventure que j’ai vécue au CERN et m’apporte la preuve matérielle que probablement je ne suis plus un écolier et que tout ce que j’ai raconté ici est bien vrai. »