Théoriciens, expérimentateurs et autres bizarreries au CERN
par Patrick Janot
Pour d’étranges raisons, les physiciens - au CERN comme partout ailleurs - aiment à se classer en plusieurs catégories : théoriciens, expérimentateurs, physiciens des accélérateurs, techniciens... Bien entendu, chaque catégorie est persuadée d'être au-dessus de la mêlée, et aussi la plus utile à la physique. Pis ! Les théoriciens pensent généralement qu'ils créent la physique grâce à leur théorie, les expérimentateurs ont tendance à croire que ce sont eux qui découvrent ou inventent la physique avec leurs expériences, et les physiciens des accélérateurs pensent souvent que ce sont eux qui, grâce à leurs instruments, rendent la physique possible. Mais surtout, tous pensent que les autres ne sont là que pour leur fournir des techniques qu’ils refusent ou qu'ils sont incapables de mettre en œuvre : des calculs longs mais évidents, des mesures minutieuses mais répétitives, des outils puissants mais pleins de cambouis...
Bien sûr, tous ne peuvent ici avoir raison. Quelle est donc la différence entre, disons, un théoricien et un expérimentateur ? Du point de vue de l'expérimentateur, il est tentant de la décrire avec ces deux plaisanteries perfides :
1. Un expérimentateur a empiriquement conçu une équation qui semble expliquer ses données. Il demande à un théoricien d'y jeter un coup d’œil. Une semaine plus tard, le théoricien revient et prétend que l'équation n'est pas valable. Mais entre-temps, l'expérimentateur a utilisé son équation pour prédire les résultats de nouvelles expérimentations et a obtenu d'excellentes vérifications. Aussi demande-t-il au théoricien d’y regarder de plus près. Une autre semaine passe et ils se rencontrent de nouveau. Le théoricien dit à l'expérimentateur que l'équation est en effet correcte, « mais seulement dans le cas trivial où les nombres sont réels et positifs. »
2. L'expérimentateur entre tout excité dans le bureau du théoricien, agitant une courbe résultant de sa dernière expérience, « Ah ça ! » dit le théoricien « c'est exactement là où l'on s'attendrait à voir un pic. Voilà la raison ... » Suit une longue explication logique. En plein milieu, l'expérimentateur réagit « Attends une minute ! », étudie le graphique un instant, se ravise « Aïe ! Il est à l'envers ! » et le retourne. « Ah ça ! » dit le théoricien « on s'attendrait à voir un déficit exactement à cet endroit. Voilà la raison »…
Le profane peut ainsi avoir une petite idée de ce qu'est réellement un théoricien ! Mais, plus sérieusement, peut-on vraiment trouver une différence quelconque entre un théoricien et un expérimentateur ? Bizarrement, les théoriciens et les expérimentateurs eux-mêmes semblent y tenir. Selon eux, on perdrait un élément essentiel de la description de la Nature sans cette distinction. Certes, quelques-uns parmi les plus hardis font de louables efforts pour essayer de dépasser cette opposition artificielle, allant même jusqu’à parler de complémentarité, par exemple... alors qu'une telle distinction n'existe pas, tout simplement.
Pour le comprendre, définissons le mot « expérience » de telle sorte qu'il ne désigne plus la réalisation d'une théorie. Une expérience recouvre le lieu, les personnes, les groupes, les instruments, les laboratoires, les procédures, les documents, etc., qui permettent à n'importe quelle activité humaine de se produire. Que ce soit une quantité à mesurer avec une précision de 0,01%, une équation mathématique à reformuler ou encore un appareil électronique ultra-rapide à développer, la pratique, et par conséquent un travail
d'expérimentation, est toujours nécessaire. La pratique (ou l’expérimentation) est donc un terme qui fait référence à l'action de faire quelque chose, et qui n'a pas de contraire !
Nous y voilà ! La théorie n'est donc pas le contraire de l'expérience, au grand dam des théoriciens. En théorie, une théorie n'existe même pas, ce n'est que le produit d'une certaine pratique faisant appel à des tableaux noirs, des collègues, des symboles, des ordinateurs, des discussions et des livres. Le lieu de travail d'un théoricien est finalement très semblable à un laboratoire d'expérimentation. Une théorie n'est jamais produite d'une façon théorique (quoi que cela puisse vouloir dire !). Face à la théorie, un théoricien n'est rien d’autre qu'un laboureur face à son champ, ou un technicien devant son appareil électronique.
On vous dira - surtout des théoriciens, d’ailleurs - que la théorie est bien plus que (c’est-à-dire au-dessus de) la pratique, car elle permet, à partir de quelques constantes de la Nature, de prédire le résultat d'expériences à venir. Comment, en effet, la théorie de la relativité pourrait-elle dépendre d'une quelconque pratique ? Poser cette question présuppose encore une fois l'identité entre le produit - la théorie de la relativité - et son processus d’élaboration. Le processus de pensée qui donne naissance à la théorie est, lui, loin d'être théorique : il nécessite documents, discussions, pratique et éducation. La puissance prédictive d'une théorie n'est jamais localisée dans le cerveau d'un théoricien au moment où la théorie est produite. Elle n'apparaît que lorsque d'autres techniciens de la théorie (les fameux théoriciens) approfondissent ou reformulent cette théorie.
La théorie, si elle est définie comme un processus de pensée, est donc un artefact. Elle n'est pas plus abstraite que d'autres processus de pensée, comme concevoir un accélérateur ou une expérience qui, à la fin des fins, conduiront à l'équation ultime. Mais si l’un de ces aspects manque, il n'y a pas de théorie. On dispose tout au plus d’un vague résumé, auquel il faut encore beaucoup ajouter pour qu’il puisse devenir quelque chose de tangible.
De même, un théoricien, défini comme une personne maîtrisant ce processus (inexistant) de pensée, est un artefact. Théoricien, expérimentateur et physicien des accélérateurs sont tous des techniciens au service de la physique, et doivent par conséquent être placés sur un pied d'égalité. Il n'y a pas de différence conceptuelle entre savoir théorique et savoir expérimental, entre savoir-faire et faire savoir. Il est indispensable que les expérimentateurs dominent la théorie et que les théoriciens comprennent l'expérience pour finalement parvenir à l'équation ultime de façon efficace.
Plus important encore, la physique est totalement indépendante de toute cette sémantique et de ces détails pratiques. Nous sommes tous là – théoriciens et expérimentateurs – avec nos vies et nos moyens intellectuels limités, pour découvrir comment ça marche. La question de savoir pourquoi ça marche ne peut pas être résolue par des scientifiques, qu'ils se définissent comme théoriciens ou non. Ce n'est qu'une question de religion.
Permettez-moi de conclure à ce propos par cette dernière plaisanterie. On demande à un ingénieur, un expérimentateur, un théoricien et un mystique de dire quelle est la plus grande invention de tous les temps. L'ingénieur choisit le feu, qui donna à l'espèce humaine le pouvoir sur la matière. L'expérimentateur choisit la roue, qui apporta à l'espèce humaine le pouvoir sur l'espace. Le théoricien choisit l'alphabet, qui donna à l'espèce humaine le pouvoir sur les symboles. Le mystique porte son choix sur la bouteille thermos. « Pourquoi ? » demandent les autres. « Parce ce qu'elle garde les liquides chauds en hiver et froids en été. » « Et alors ? » répondent en chœur les autres. Le mystique répond : « Réfléchissez… cette misérable bouteille : comment sait-elle ? »
Le mystique n'est-il pas le seul théoricien du groupe ? Savoir s'il est ou non utile au groupe est un autre débat.